Un membre nouvellement arrivé (et plus ancien que moi, tu a vu, Erj ? ) a parlé de son père qui se rasait au coupe-chou.
Cela m'a rappelé un petit texte que j'avais écrit il y a quelques années, et que je vous livre donc ....Dans la maison des grands-parents, comme dans bien des maisons du village, vivait un chat.
Souvent dehors, il rentrait le soir pour se restaurer un peu et repartait à l'aventure. Au matin on le découvrait endormi près de la cuisinière.
De temps en temps, il se retrouvait enfermé au grenier pour une nuit. Ce grenier, éclairé par une lucarne dans le toit, était magique à mes yeux d'enfant. On y étendait le linge et il s'y trouvait une grande malle en osier, qui m'évoquait le coffre au trésor d'un pirate. Cette malle était, en fait de bijoux, emplie de cubes de savons de Marseille que la grand-mère, ayant vécu deux guerres, stockait à l'avance pour être à l'abri d'une éventuelle pénurie.
J'avais parfois le droit de monter, à sa suite, l'échelle de meunier jusqu'à l'avant dernier degré. Accoudé au plancher, je m’enivrais de l'odeur du savon et j'aurais bien fermé les yeux pour m'y abandonner, sans la vision de la fabuleuse malle nimbée de lumière par un rayon de soleil tombant de la lucarne.
Le chat passait donc là-haut quelque nuits, afin d'éradiquer les souris qui auraient pu d'aventure venir s'abriter sous le toit.
Il devait bien s'y en trouver quelques unes, à en juger les cavalcades nocturnes au plafond, qui me réveillaient parfois.
Mais ce valeureux chat n'a sans doute jamais compris pourquoi certains matins le grand-père l'attrapait par la peau du cou et le mettait dehors. Je crois même qu'il fermait ensuite la porte à clé !
Après le chat il s'occupait de mon cas : j'étais fermement invité à m'asseoir sur une chaise et n'en plus bouger.
Cette scène se répétait tous les dimanches, car ce jour-là, pour mon aïeul, la grande affaire de la matinée était la séance de rasage.
Une fois le calme installé, et tout potentiel danger écarté, il procédait à un curieux cérémonial :
Tout d'abord la suspension était descendue au plus bas, puis, à l'aide d'une pince à linge, l'abat jour plat en forme de disque était accroché verticalement au fil de manière à ce que la lampe éclaire vivement quiconque s'assiérait en face.
Une bouteille pleine d'eau était ensuite placée sur la table, juste sous la lampe, et servait d'appui à un miroir rectangulaire posé verticalement.
Enfin, une boite métallique quittait la grande armoire pour venir rejoindre bouteille et miroir.
Le décor planté, la boîte était ouverte.
En sortaient successivement :
Un petit bol en métal, un tube de crème, un curieux accessoire circulaire en caoutchouc brun, un gros pinceau court et trapu, un étrange appareil formé d'une bande de cuir tendue sur un support muni d'un manche et, manié avec mille précautions, l'objet le plus fascinant, me rappelant le sabre du pirate qui aurait pu cacher son trésor dans les combles : Un rasoir, la lame encore repliée dans le manche.
Le rasoir était déplié, examiné à la lumière, puis le grand-père se saisissait de l'étrange appareil, tendait le cuir et à passes rapides, y promenait la lame afin de l'affiler.
Il ne lui restait plus qu'à remplir le bol d'eau chaude prise à la bouilloire avant de pouvoir s'asseoir.
Le pinceau (dont j'appris plus tard qu'on l'appelait un blaireau) trempé dans l'eau était vigoureusement passé sur les joues préalablement enduites de crème à raser, et voilà le grand-père transformé en Père Noël, avec une magnifique barbe blanche, parfumée qui plus est !
Le rasoir entrait alors en action, et la barbe blanche disparaissait peu à peu, tandis que je me mordais les lèvres pour ne pas rire devant les grimaces incroyables que renvoyait le miroir, grimaces destinées à présenter les recoins les plus inaccessibles du visage à la lame acérée.
Il arrivait d'ailleurs que le sang jaillisse, brisant le charme de la cérémonie et m'effrayant beaucoup la première fois que je le vis.
La lame allait et venait, du visage au récipient de caoutchouc qui servait à l'essuyer et à recueillir la mousse. Un petit crissement accompagnait chaque passage sur la joue, jusqu'à ce que l'acier au bout d'un long moment, glisse silencieusement, signe que la peau était désormais lisse comme celle d'un nouveau-né.
Venait alors le temps du nettoyage minutieux puis du rangement des instruments, la boîte regagnait l'armoire, la bouteille était vidée, la suspension remise en place.
C'est un grand-père radieux qui se tournait vers moi, pour que je vérifie d'une caresse du dos de la main la perfection du rasage, juste avant de parachever son œuvre d'une légère touche d'eau de Cologne et d'aller débloquer et ouvrir la porte.
Mais le chat, parti jusqu'au soir, était bien loin !