Un petit article sur la coutellerie châtelleraudaise publié dans
Aguiaine : revue de la Société d'ethnologie et de folklore du Centre-Ouest et diffusé sur le site de la B.N.F.
La fabrication des rasoirs en Poitou (1892)
par Mlle M. RÉAU (illustration de l'auteur)"Naguère tous les perruquiers ou coiffeurs qui rasaient leur clients, tous ceux qui « faisaient » eux-mêmes leur barbe, utilisaient un rasoir droit dit « coupe-choux ». Depuis une cinquantaine d'années, cet instrument, terrible par son tranchant et ses dimensions, a été remplacé peu à peu par le rasoir mécanique à très petite lame, renouvelée à chaque usage, et, de plus en plus, par le rasoir électrique qui ne nécessite qu'un entretien minime, et qui s'utilise sans savon ni blaireau.
Au siècle dernier, l'industrie du rasoir était florissante à Domine, près de Châtellerault. Elle a fermé définitivement ses portes vers 1936-1937.
La fabrication des rasoirs a été ajoutée par MM. Pagé frères à leur fabrication de coutellerie vers 1861. Ils avaient deux ateliers : l'un à Domine, sous la direction de Million, dit« Vincent », l'autre à l'Archillac, à un kilomètre de là, sous la direction de Letellier Gustave. 19 ouvriers étaient occupés à ces deux ateliers.
La fabrication des rasoirs a peu changé depuis 1840, époque à laquelle elle a été importée de Sens (Yonne) à Cenon (Vienne), au lieu dit le Prieuré. Deux modifications y ont été apportées : le forgeage se fait au marteau-pilon au lieu de se faire à la main, le travail de la lime est en partie remplacé par celui de la meule.
Différentes parties d'un rasoir (Croquis 1 et 2).
Un rasoir se compose de deux parties : la lame et le manche ou châsse.
La lame comprend : le dos, rond, plat ou à pans, partie épaisse ; l'épaisseur est la même dans toute sa longueur. Elle doit être proportionnée à la largeur de la lame pour déterminer l'inclinaison du biseau formé par l'affilage — le tranchant, partie essentielle - le bout de la lame — le talon qui sert à tenir le rasoir et à fixer la lame au manche — la queue sert à placer le doigt annulaire.
Le manche (ou châsse) sert à tenir le rasoir et à protéger la lame après usage. Il se compose de deux plaques de buffle, d'os, d'ivoire, d'écaillé, de nacre ou d'aluminium, qui sont séparées dans le bas par l'entre-deux, petite pièce en os, ivoire, nacre ou étain, maintenant les deux plaques écartées pour le passage de la lame.
Ces trois pièces sont fixées à l'aide d'une broche en fer ou en maillechort que l'on rive de chaque côté. On met souvent une rosette en maillechort sous la rivure pour la rendre plus solide.
Fabrication des rasoirs.L'acier utilisé, dit « acier de rasoir », est un acier très fin, « supérieur entre tous ».
Il arrive en barres qui sont tronçonnées sous un découpoir à la mesure donnée pour faire un rasoir. Les tronçons sont chauffés au charbon de bois avec grande attention, car trop chauffer en altère la qualité. Le forgeron travaille dans un endroit sombre, pour bien juger de la chauffe qui ne doit pas dépasser le rouge-cerise clair.
La lame est élargie au marteau-pilon, le martinet qui frappe 2 à 300 coups en quelques secondes. La queue et le talon sont forgés délicatement à la main.
Sortant de la forge le rasoir est limé à la main par ce même forgeron, expert à dresser la lame, le talon, la gorge.
C'est aussi à ce moment que l'on taille le talon au ciseau ; cette taille a pour but d'empêcher le rasoir de glisser entre les doigts. Il est meulé à la meule émeri pour en régulariser la forme.
Le marqueur imprime, d'un vigoureux coup de marteau, le poinçon portant le nom du fabricant.
Puis, on le trempe, opération qui demande une attention extrême, car c'est elle qui décide de la qualité des rasoirs.
Un outil spécial, appelé le trempoir, sorte de tenaille à branche unique d'un demi-mètre de long, reçoit à son extrémité le talon du rasoir fortement emmanché. Le chauffeur le saisit, le place sur feu de charbon de bois et le chauffe lentement, surveillant sans relâche, jusqu'à ce que, dans la pièce nécessairement sombre, le rasoir atteigne le rouge cerise clair, pas plus.
Il est alors plongé dans l'eau froide.
La trempe ainsi donnée est trop cassante, le rasoir se briserait comme du verre s'il tombait. On recuit alors la lame dans un petit fourneau portatif rempli de charbon de bois embrasé qui chauffe un lit de sable très fin placé dans une tôle. C'est sur ce sable chaud que le trempeur présente la lame, par le dos.
Il examine attentivement la couleur que prend l'acier et lorsque la couleur jaune paille arrive au tranchant, il plonge immédiatement la lame à nouveau dans l'eau pour éviter au recuit prolongé de détremper l'acier.
Alors vient l'aiguisage, délicat et minutieux, qui s'obtient sur de petites meules en grès de Haute-Marne, réduites à 14 cm. et même 6 cm. de diamètre suivant les dimensions du rasoir, car il faut que la circonférence de la meule prenne exactement la forme de la lame par le travers : c'est ce qui produit l'évidage du rasoir. L'ouvrier passe et repasse soigneusement sur la meule le rasoir qu'il tient par les deux extrémités, « s'assurant du tranchant régulièrement fin, y revenant souvent, jusqu'à ce qu'il soit parfait ».
Au polissage, « beau travail et des plus délicats », les polissoires sont de différentes sortes et dimensions, suivant que l'on veut polir le dos, le talon ou la lame.
Les unes sont en noyer, enduites d'émeri et d'huile. Les autres sont en bois blanc garni de peau de buffle, également enduites d'émeri et d'huile.
Pour les rasoirs fins, on se sert d'une troisième sorte de polissoires en bois, garnies de peau de buffle que l'on arrose d'un mélange d'eau et de rouge anglais (*), qui, patiemment frotté par l'ouvrier, donne un poli plus noir, plus fin, d'une limpidité telle qu'on peut s'y mirer (1).
(*)
Le rouge anglais est du péroxyde de fer. A l'origine, il venait d'Angleterre : mines de Mendip Hills et fabriques de produits chimiques de Somneersestshire. Aujourd'hui, on le prépare en France. Il a l'aspect d'une poudre excessivement fine, de couleur violette pour le rouge dé bonne qualité. Prix : 50 à 80 F les cent kilos.
(1) « Je me suis laissé dire, vous pouvez me croire, qu'autrefois ce moyen servait pour les miroirs. » (Jules Réau).Enfin, on se sert de polissoires en étain pour façonner le dos des rasoirs et tailler les entablures (ou dentelures) que l'on fait sur certaines lames près du talon, dentelures si régulières et si parfaites qu'on les croirait tracées à la machine.
La lame du rasoir est terminée.
Le monteur va maintenant monter le rasoir, c'est-à-dire l'ajuster très exactement dans la « châsse » et l'y fixer par un rivet.
Le rasoir monté ou emmanché est prêt pour la dernière opération : l'affilage. C'est une des plus importantes, car elle consiste à donner au rasoir le tranchant : le fil que les autres opérations ont pour but de préparer. A cet effet on se sert de pierres calcaires de Belgique, très fines et dures.
Elles sont généralement longues de 33 cm, larges de 9 cm.
On répand sur leur surface unie comme une glace de l'huile d'olive de première qualité.
Avec des précautions infinies, l'affileur passera dix fois, vingt fois, cent fois le rasoir à plat d'un bout à l'autre de ces pierres, et successivement des deux côtés, de façon que le dos et le tranchant portent en même temps. Ainsi on forme en dessous et en dessus du tranchant un léger biseau qui doit être régulier pour que le rasoir coupe bien.
De temps en temps, l'affileur s'assure de sa coupe en passant le tranchant tout du long sur le sommet d'un de ses ongles, puis sur ses doigts sillonnés de rayures, enfin à plat sur la paume de la main où la peau doit être soulevée très superficiellement sans saigner. Alors l'affilage est terminé : le tranchant est « on ne peut plus fin ».
Le rasoir est fini. Il est près pour la vente.
Production. L'usine de Domine produit douze douzaines de rasoirs par jour, soit trois mille six cents douzaines par an. Leur perfection, leur solidité, égale leur élégance.
C'est un travail d'art (planche I).
La fabrication a cessé en 1936-1937.
Note :Mon voisin, le père Riauté, 83 ans, me dit : « Je me rase encore avec le rasoir de Dominé que ma femme m'avait envoyé en 1918, quand j'étais sur le front de Salonique. Elle l'avait payé 6 ou 7 francs. Il coupe bien, et pourtant, c'était un rebut parce qu'il avait une petite fêlure ! Je l'ai toujours passé sur le cuir, et bien enveloppé dans un papier. » RASOIRS DIVERS (planche II) Rasoir à baguette. La lame allait en s'amincissant tellement vers le tranchant que l'acier vibrait en rasant, « il sonnait ».
Certains clients n'en voulaient pas, car les vibrations, pour légères qu'elles aient été, se répercutaient dans la tête.
Pourtant il rasait de très près.
Rasoir à lames de rechange, ou « rasoir semainier », possédé par le client. Les lames étaient marquées aux jours de la semaine : lundi, mardi. Le client pouvait apporter la lame qui coupait insuffisamment à son coiffeur. Celui-ci la vissait sur sa monture de rasoir, l'affilait sur la pierre à huile, et, le fil refait, la rendait au client. Mais c'était une faveur, faite seulement aux fidèles amis de la maison.
Documentation : « Histoire de la coutellerie de l'origine à nos jours » de Camille Pagé et « La fabrication de la coutellerie et du rasoir » racontée par un vieil ouvrier, Jules Réau.
Le vieil ouvrier qui a noté, et avec quelle précision ! les différentes phases du travail, l'a fait, non seulement avec des mots, mais avec tout l'amour, tout le respect qu'il portait à son ouvrage. Il se sentait pleinement responsable de la réussite, et c'est là ce qui donne le contentement de soi, la légitime fierté, propres à ceux qui ont acquis, au prix d'une longue patience, d'une longue application, la maîtrise de leur métier. (Mme Fournier).PRÉSENTATION POUR LA VENTE (planche III) On vendait non seulement les « boîtes à rasoirs » contenant un, deux ou sept rasoirs, mais aussi des « trousses » en cuir contenant : une paire de rasoirs, un cuir, un blaireau, quelquefois un peigne, et les étuis en carton.
ENTRETIEN DU RASOIR
LES « CUIRS » (planche III).
Le tranchant du rasoir s'émousse à chaque usage. Pour le garder bien affilé on le passe sur du cuir qui l'avive et l'adoucit en même temps. Il consista d'abord en une lanière de cuir que l'on accrochait par une extrémité qu'on tendait en la tenant par l'autre. On repassait sur cette lanière tantôt un côté de la lame tantôt l'autre, le dos allant en avant.
Vers le XVIIIe siècle on imagina de coller la lanière sur une plaque de bois, puis deux lanières sur les deux faces d'une plaque, façonnée en poignée à une extrémité. Les bandes de cuir étaient enduites d'une pâte plus ou moins mordante pour affiler le tranchant. Cet ensemble fut désigné sous le nom de « cuir ». Puis la plaque de bois fut creusée en forme de boîte pouvant contenir un ou deux rasoirs ; la poignée, creuse également, recevait la pâte pour l'entretien des bandes de cuir. Le tout était protégé par un étui en carton. Dans les cuirs fins le bois est recouvert sur les deux faces de plusieurs épaisseurs de peau de buffle.
Pour d'autres, des planchettes très minces, recouvertes de cuirs très fins, sont réunies seulement à leur extrémité de façon à donner, lors de l'aiguisage, une grande souplesse.
Parfois la planchette est remplacée par une carcasse métallique qui permet de tendre les peaux au moyen d'une vis manœuvrée par la poignée.
LA PATE.Le cuir, d'un côté est enduit d'une pâte dans laquelle entrent de la « potée d'émeri » et du rouge d'Angleterre.
L'autre côté est enduit d'une pâte composée d'ardoise très finement pulvérisée, d'eau pure, d'huile, travaillée jusqu'à consistance du suif.
Le côté émeri sert à raviver le tranchant, le côté ardoise à l'adoucir.
Remarques : 1) Qualité de l'eau du Clain pour la trempe, dite par les ouvriers « la trempe du Clain ».
2) « La pogonotomie ». Art d'approche à se raser soi-même, par J.-J. Perret, publié en 1770.
(1) Les cuirs à repasser les rasoirs du coutelier Songy, du sieur Coué, appelés « Cuirs de Chine » 1766, du sieur Pradier, 1820, eurent un certain renom. Ces derniers se vendaient encore à la fin du XIXe siècle.