Un petit point d’étape après avoir compulsé pas mal de documents (ça va être un peu long !).
Vous l’avez compris, dans le cadre de la reconstitution d’une séance de rasage en 1825-27, je m’intéresse autant à l’histoire des objets qu’à celle des pratiques : celle du barbier, et celle de monsieur tout le monde qui se rase lui-même… Donc je vais parler à peu près de tout, sauf de rasoir
Avant de commencer, passons rapidement en revue l’histoire des barbiers.
Au Moyen-Âge, ce sont des chirurgiens barbiers : en gros des gens n’ont aucune formation en médecine mais qui savent manipuler tous les objets tranchants. Ils sont donc capables de faire des opérations chirurgicales et de raser. Au fil du temps du temps on distingue les chirurgiens-barbiers des barbiers-chirurgiens, les premiers étant plutôt des chirurgiens, les autres des barbiers. Les deux métiers sont réunis sous l’autorité du chirurgien du roi, en 1372. Les médecins les détestent parce qu’ils n’ont pas de formation universitaire mais ce sont pourtant des gens comme Ambroise Paré qui font évoluer la connaissance. Louis XIII crée les barbiers-barbants en 1637, ce qui leur permet de se détacher un peu des chirurgiens. Ils n’ont d’ailleurs pas le droit d’exercer la chirurgie, seulement des bains et de la coiffure.
En 1655 les chirurgiens se rapprochent à nouveau des barbiers pour ne plus entrer en concurrence avec les médecins. En 1668 un ordonnance donne à nouveau autorité aux chirurgiens. C’est ce texte qui réglemente les enseignes : bassin blanc pour les barbiers, bassin jaune pour les chirurgiens. (Du coup l’histoire du barber pole qu’on nous raconte sur pas mal de site de barbiers… J’aimerais bien trouver une véritable source !) Du coup, pour répartir le travail et éviter la concurrence, les chirurgiens n’ont le droit de raser que dans le cadre des soins qu’ils prodiguent à leurs patients. En 1673 on redéfini les attributions des barbiers-barbants, dont les statuts sont élaborés en 1718 : hygiène, poil, santé bienséance. Ils sont autorisés à vendre des cosmétiques (dentifrices, savons, onguents etc.) et deviennent des perruquiers-barbiers (la barbe passe en second une fois de plus).
Les chirurgiens obtiennent l’autonomie totale en 1743.
La révolution fait voler en éclat les corporations : après avoir été rattachés pendant des siècles soit aux chirurgiens, soit au perruquiers, les barbiers vont enfin trouver progressivement l’indépendance et devenir un métier à part entière, plutôt qu’un branche d’un métier considéré comme plus important.
Toutes les infos ici et là
Passons maintenant en revue le matériel…
Le blaireau
Une discussion avait déjà été ouverte. J’espère apporter un peu d’eau au moulin.
https://coupechouclub.1fr1.net/t25164-historique-du-blaireauDeux tableaux que vous connaissez :
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Le chirurgien soignant le pied d’un paysan, d’Isaac Koedijck vers 1649-1650, parfois considéré comme la première représentation d’un blaireau de rasage.
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La boutique du barbier chirurgien, anonyme, de la fin du XVII
e ou du début du XVIII
e siècle, qui représente plutôt un salon coiffure et barbier. On y voit beaucoup de paires de ciseaux, des fers à friser, des brosses de plusieurs sortes, des plats qui ne sont pas spécialement « à barbe » (un seul accroché au plafond comporte une mentonnière), et surtout : aucun rasoir !
Le chat de gauche semble être prêt à se faire raser, mais pas de mousse, ni de rasoir. Par contre on voit des ciseaux, un peigne et une brosse ronde qui ressemble à un modèle posté par antoine46
iciLa brosse représentée sur le tableau de Koedijck est assez peu crédible : elle est beaucoup trop grosse pour étaler de la mousse sur le visage d’une personne. Comme l’indique Wikipédia, toutes les sources mentionnent une une apparition dans la seconde moitié du XVIII
e siècle. Allan Perterkin affirme qu’il a été « inventé » en France en 1748, mais il ne cite malheureusement pas sa source…
On sait par ailleurs qu’en 1770 Perret se contente encore de savonner la barbe à la main (p. 60). Ce texte est d’ailleurs repris dans l’encyclopédie Panckoucke de 1789, publié
ici par Charlie48horlogerie.
Wikipédia évoque un article de 1830 qui indique que cette méthode était courante avant 1756… Là aussi, on aimerait avoir la source
Du coup je vais me hasarder à une hypothèse sur « l’apparition » du blaireau, en apportant un document que je n’ai pas encore vu ici : l’encyclopédie Diderot et d’Alembert, et en particulier les planches consacrées à
L’art du perruquier, barbier, baigneur-étuviste, publié vers 1771-1774.
La boutique du barbier perruquier est représentée sur la première planche.
« Le haut de cette Planche représente un attelier ou boutique de perruquier où plusieurs garçons sont occupés à divers ouvrages de cet art; un en a, à faire la barbe; un en b, à accommoder une perruque; une femme en c, à tresser; deux ouvriers en d, à monter des perruques; un autre en e, à faire chauffer les fers à friser, tandis qu'un particulier en f ôte la poudre de dessus son visage. »
En dessous on retrouve les outils du métier de barbier :
1. Bassin à barbe d'étain ou de fayance. A, l'échancrure qui reçoit le menton lorsque l'on rase.
2. Bassin à barbe d'argent ou argenté. A, l'échancrure.
3. Coquemard à faire chauffer l'eau. A, le manche. B, l'anse. C, le couvercle.
4. Bouilloire. A, l'anse. B, le bouchon ou couvercle.
5. Bouteille de fer blanc à porter de l'eau en ville, lorsque l'on y va raser. A, la bouteille. B, le gou - leau. C, le bouchon.
6. Autre bouteille de fer blanc destinée au même usage. A, la bouteille. B, le bouchon.
7. Cuir à deux faces à repasser les rasoirs. A, le cuir. B, le manche.
8. Cuir à quatre faces à repasser les rasoirs. Ces faces sont préparées de maniere à affiler les rasoirs de plus en plus fin. A, le cuir. B, le manche.
9. Pierre à repasser les rasoirs.
10. Pierre enchâssée à repasser les rasoirs. A, la pierre. B, le chassis. C, le manche.
Mais c’est la deuxième planche qui est intéressante : on y trouve nos blaireaux, mais ils ne sont pas encore décrits comme tels.
1. Boîte à savonnette. A, la boîte. B, le couvercle.
2. A, la boîte. B, la savonnette.
3. Rasoir. A, la lame. B, le manche.
4. Couvercle de l'étui à rasoirs.
5. Etui à rasoirs. A, l'étui. B B, les rasoirs.
6. & 7. Savon & éponge dans leurs boîtes.
8. Poche à rasoir. A, la poche. B B, les cordons. C C, les rasoirs.
9. & 10. Papillotte ordinaire & à crêpe.
11. & 12. Peignes à retaper à queue. A A, les dents. B B, les dos. C C, les queues.
13. Papillotte tortillée sur laquelle on roule les che - veux.
14. & 15. Petites brosses à nettoyer les peignes. A A, les brosses. B B, les manches.
(…)
Il s’agit donc de brosses pour nettoyer les peignes. Cela correspond à ce qu’on retrouve à gauche sur le tableau avec les chats.
Voilà donc l’hypothèse : les « blaireaux » étaient des brosses utilisées à l’origine pour des tâches liées au métier de la coiffure et de la perruque, et puis un glissement s’est opéré dans le dernier quart du XVIII
e siècle. Les barbiers qui voulaient monter la mousse autrement qu’en se mouillant 3-4 fois les mains dans le bassin n’ont fait qu’utiliser un outil qui était déjà présent dans leur atelier mais qui était auparavant réservé à d’autres tâches. Il ne s’agit donc pas, au départ, d’un objet spécialisé pour monter la mousse. Cela explique en partie la diversité des formes et des appellations que l’on trouve jusque dans la première moitié du XIX
e siècle, notamment avec les brosses plates et autres pinceaux à barbe, avant qu’elle ne se fixe (par commodité d’emploi ?) sous la forme ronde que nous connaissons toujours. Aujourd’hui seule la forme des touffes varie.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, moi ça me semble plus logique d’imaginer une lente modification de la pratique plutôt que de chercher une date « d’apparition » ou un « inventeur » du blaireau.
Ces brosses deviennent courantes dans le matériel du perruquier autour de 1770. Elles n’apparaissent pas encore en 1767 dans
L’art du perruquier de Garsault, ouvrage qui a servit de base à l’élaboration de l’encyclopédie (notamment pour les planches) en 1771-1774.
Avec cela, la transition est toute faite pour
le plat à barbe :
Sa forme dérive probablement des palettes à saignée utilisée par les chirurgiens barbiers.
En France, il était utilisé pour les enseignes des boutiques : fer blanc pour les barbiers, métal jaune pour les chirurgiens (qui sont une profession à part des barbiers depuis l’ordonnance de Louis XIV en 1668. C’est d’ailleurs à partir de ce moment là que les barbiers se rapprochent des perruquiers).
Le plat à barbe se distingue du bassin qui semble être une vasque, en métal ou en céramique, destinée à la toilette et posé sur une table. Perret évoque le bassin, dans lequel il se lave les mains avant de procéder au rasage.
L’usage du plat à barbe reste un peu flou pour le moment, mais peut-être en avait-il plusieurs.
Servait-il à récupérer la mousse ramassée sur le visage ? Probablement. Mais certaines représentations montrent qu’on s’en servait aussi pour préparer la mousse.
Il existe aussi des représentations sur lesquelles on ne fait pas usage d’un plat à barbe, la mousse « usagée » devait donc être essuyée sur le tablier du barbier ou sur le linge de protection qui couvrait les épaules et le buste du client.
À partir de la fin du XVIII
e siècle, en l’absence de plat à barbe, on commence à voir apparaître sur certaines images de petits bols à raser avec la mousse et le « blaireau ».
Comme ici en 1811
Ou là
Il existe des plats à barbe avec un renfoncement dans le marli : il parait qu’on y mettait une boule de buis pour gonfler les joues creuses difficiles à raser, mais je n’ai pour l’instant trouvé aucun texte ancien sur le sujet. Le client devait ressembler à un hamster
J’ai cru voir cette fameuse boule dans le bassin sur
L’habit de barbier perruquier de Nicolas de Larmessin en 1695 (notez aussi les deux mini plats à barbe suspendus à l’enseigne en arrière plan), et encore sur une gravure anglaise de 1800 sur laquelle on voit bien que le client a les joues creuses, mais il est plus probable qu’il s’agisse tout simplement de la savonnette.
Le coquemard et la bouilloire
Je m’interrogeais il y a encore quelques jours sur la présence de brocs fumant sur certaines images… Il s’agit tout simplement des récipients qui servent à contenir l’eau chaude pour le rasage. Ils sont décrits dans
L’art du barbier de Garsault, et on les retrouve sur la première planche de l’encyclopédie (No 3 et 4). Le dictionnaire du rasage de
1814 les décrit tous les deux comme des récipients dans lesquels ont fait chauffer l’eau. On en voit sur presque toutes les représentations. Et quelques très beaux exemplaires en argent sont passés en vente il y a quelques années.
Et le désormais célèbre Chinois perforateur de joue
Concernant
les cuirs
, rien de nouveau sous le soleil, l’encyclopédie montre qu’il existait déjà des palettes à 2 ou 4 faces avec différents niveaux d’affilage.
Il est intéressant de voir que le matériel du barbier reflète l’histoire mouvementée de ce métier : il emprunte tantôt aux chirurgiens pour les plats « à barbe », tantôt aux perruquiers pour les « blaireaux ».
La mousse
Petite réflexion sur la mousse…
Finalement son usage est assez récent non ? À partir du dernier quart du XVIIIe ?
Les savons de l’époque genre Alep ou Marseille moussent moins que nos savons moderne. En plus ils se contentaient de savonner la barbe, comme l’indique Perret. Dans ces condition on peut espérer faire un peu de mousse si on n’a une barbe longe, mais ça n’était pas le cas à l’époque où les gens étaient rasés de près. Dans ces conditions, impossible de faire de la mousse comme nous la faisons aujourd’hui. C’est sans doute pour cela que Perret parle d’écume…
Pour avoir de la bonne mousse ici faut au minimum se blaireauter directement sur le visage ce qui semble ne pas être courant avant la fin du XVIIIe siècle. Et les images sur lesquelles ont voit de la mousse onctueuse ne remontent pas au delà de cette période.
Ici en 1829, on voit l’application du blaireau sur le visage.
Difficile de dire s’il utilise un bol à raser ou s’il prélève directement dans son pot à savon pour faire la mousse sur son visage… Mais les deux pratiques existent à cette époque.
Revenons en 1825-27…
Au regard de ces quelques éléments, il me semble qu’on peut à peu près tout faire à cette période. Mousse à la main ou au bol, plat à barbe ou non, etc.
Voilà la scène telle que je l’imagine, vos avis et commentaires sont les bienvenus :
Un jeune homme est dans sa chambre, en train de faire sa toilette. Il va se raser. Le valet de pied lui savonne grossièrement le visage à la main, place un plat à barbe sous son menton et s’empare d’un rasoir… C’est à ce moment là qu’entre un autre personnage (frère ou ami du premier) qui est horrifié par la scène. Comment peut-on, en l’absence d’un maître barbier, laisser son visage (et sa vie !) entre des mains inexpéripentées et qui risquent de vous refiler tout un tas de maladies douteuses ?!
Le valet est congédié. Le deuxième personnage apprend à son ami comment se raser seul : il monte une mousse au blaireau dans un bol et lui présente un semainier qu’il a apporté de Paris. Le public assiste donc à la version barbier et à la version « rasage seul ». Cela permet d’évoquer les histoires d’(e mauvaise) hygiène, de montrer les différentes façons de se raser (mousse à la main ou au blaireau) et d’évoquer les petites innovations de l’époque avec le semainier à lames interchangeables.
Il faudra ensuite explorer les savons et lotions après-rasage… Mais je crois que pour septembre je me contenterai d’un savon moderne sans parfum et d’une crème ou lotion toute aussi moderne transvasée dans un contenant ancien…